Quelle merveilleuse idée pour une première chronique que de parler de nourriture !
J’adore manger et la nourriture en règle générale. Même si parfois, voire souvent, je n’ai pas une bonne relation avec mon alimentation. J’essaie de régir chaque nutriment entrant dans mon corps, chaque gramme de calorie, glucide, lipide… J’ai déjà fait plusieurs calculs rocambolesques pour savoir si je devais manger ce carreau de chocolat ou le troquer contre un grand verre d’eau. Il m’arrive de me sentir mal et nauséeuse quand je réfléchis aux impacts que peuvent avoir la nourriture sur mon corps. Indirectement sur les yeux qui le scrutent. Malgré ça, je me soigne et je ne peux pas nier que j’aime manger. Les anglophones ont un terme spécifique dans lequel je me reconnais pas mal : having a sweet tooth. Si on le traduit littéralement, ça veut dire « avoir une dent sucrée ». On peut dire aussi être gourmand mais je trouve que c’est assez drôle d’imaginer ses dents conscientes. Si c’est un plaisir pour mon cerveau, pourquoi ça ne serait pas leur cas aussi ? Ainsi, j’ai comme ça quelques obsessions culinaires qui rendent mes dents folles de bonheur.
L’une d’elles sont les pains et les pâtes briochées de toutes sortes : pains aux graines, aux oléagineux, au maïs… Brioches sucrées au chocolat, au beurre… J’adore les faire, surtout. Mettre mes mains dans cette pâte à la senteur de levure, ça a quelque chose de satisfaisant et de victorieux. Victorieux parce qu’on se retrouve souvent démunis quand on tente d’amalgamer les ingrédients. Il y a toujours ce foutu beurre qui rend la pâte collante, les gruaux de farine qu’on oublie au bord du saladier, le plan de travail salopé… Mais une fois que la pâte gonfle, qu’on peut l’éclater et la modeler… Je sens que mon travail est accompli et j’ai l’eau à la bouche car le résultat a une odeur incroyable. De toute manière, tout ce qui nécessite une pâte pétrie à la levure est de la grande cuisine à mes yeux. De fait, les beignets ont toute les raisons du monde d’êtres dignes de mon amour. Et de celui de mes dents. Les beignets de carnaval, en particulier.
En y songeant, ça a toujours été de famille d’avoir des dents sucrées ; mon arrière-grand-père était boulanger et on me racontait souvent à quel point ses viennoiseries étaient à tomber. Mieux que ça, je pense que la gourmande en chef c’était sa belle-mère. Elle s’appelait Blanche ; elle était si gourmande et attachée à la nourriture qu’il était facile de lui faire des farces. A tout hasard, en fourrant des choux à la moutarde plutôt qu’à la crème. J’imagine souvent cette petite dame pester pour ces blagues de mauvais goût, littéralement. Mais il était aussi, je pense, très simple de lui faire plaisir. Blanche est morte jeune, dans la semaine suivant son anniversaire. Mon arrière-grand-père lui avait préparé un énorme gâteau, je ne sais pas à quoi il était, et elle a pu le dévorer quasi seule. Son dernier petit plaisir avant de mourir. Je pense que c’est comme ça que j’aimerais partir, moi aussi : avec le ventre bien plein. C’était la gourmande en chef. D’autant que Blanche a laissé un dernier cadeau sucré pour ses descendantes : une recette de beignets de carnaval.
J’emploie le féminin à raison : c’est une recette qu’on fait généralement entre femmes. J’ai essayé d’en trouver des équivalents mais ce fut infructueux. Je pense que ce sont les beignets franc-comtois qui s’en rapprochent le plus, et encore… On appelle ces beignets des « kikis » car ils sont formés d’une manière à rappeler le sexe masculin. J’ai toujours trouvé ce nom graveleux très drôle parce que Blanche, protestante qu’elle était, n’aurait pas été du genre à en rire. Au contraire. Mais le fait est qu’il est possible de faire n’importe quoi de la trace qu’on laisse, même une simple recette de cuisine. Quand j’ai déménagé en Lorraine, je dois dire que ces beignets m’ont manqué. Et ce, même hors période de mardi gras. Je me rappelais à quel point je les attendais quand j’étais petite fille. Je savais que, courant février, j’allais avoir le droit aux beignets « kikis » de ma grand-mère et que j’allais me détruire le ventre. Elle les parfumait souvent au rhum, ce qui enrageait mes parents, et je pense que ça a participé à mon amour pour cet alcool. Pourtant, ma grand-mère gardait jalousement la recette secrète. Pourquoi ? Par ego peut-être ? Mamie a toujours eu une petite fierté…
Le fait est qu’un jour de janvier, j’ai pris mon téléphone et j’ai demandé à ma tante la recette des beignets. J’avais besoin de réconfort et la graisse mêlée au sucre et à cette pâte allait rendre les choses plus supportables. Et je l’ai eu. J’avais été très heureuse et à la fois surprise par la simplicité de la réalisation. Vu que c’était un secret bien gardé… Je m’étais attendue à quelque chose de difficile. Rien de tout cela, juste un bon coup de main. Quant aux dosages… On a essayé de me les retranscrire le plus sincèrement possible mais, honnêtement, je mesure les ingrédients au pif. Quand ça colle trop, je rajoute de la farine ou je pétris encore… Je m’étais rapidement attelée à la tâche et, pour une première, ils avaient été parfaits. J’avais retrouvé le goût des « kikis » de mamie qui m’avaient tant manqué. Après, le gros désavantage, c’était la conservation. Comme tout beignets, ceux-ci n’échappent pas à la règle, ils avaient séché. Mais je m’en foutais, parce que c’était délicieux et ça me reliait à Blanche.
Certaines personnes ont des généalogies écrites dans des Bibles, des photos et portraits en noir et blancs, des objets et des vêtements… Moi j’ai des recettes. Et pour la dent sucrée que je suis, c’est la plus belle preuve d’amour et d’existence qu’on peut donner. Après tout, le cœur désignait l’estomac au Moyen-Âge.
Alors merci à Blanche, à mon arrière-grand-mère et à ma mamie pour tout ça.
2 réflexions au sujet de « Les beignets de Blanche »
Coucou Samantha. J adore ton texte. Bisous. Nathalie
Moi aussi j’ai la recette de ta grand-mère et j’en prépare à chaque année pour le carnaval… très fier de toi jeune fille